Séhili Djaouida, « Taharount K., « On est chez nous ». Histoire des tentatives d’organisation politique de l’immigration politique et des quartiers populaires (1981-1988), Éditions Solnitsata, 2017 », Les cahiers de la LCD, 2018/3 (N° 8), p. 135-138.
Pourquoi faut-il prendre connaissance de cette histoire de tentatives
d’organisation politique de l’immigration politique et des quartiers
populaires ? Pour plusieurs bonnes raisons. D’abord, peut-être parce
qu’elle révèle une « autre » histoire qui nous est contée à « hauteur
d’homme » et de femme aussi. Ensuite, parce qu’elle nous permet de
mieux comprendre une épopée racontée par celles et ceux, souvent
anonymes, qui l’ont vécue et façonnée. En conséquence, cette histoire
est profondément située et engagée. Enfin, parce que c’est l’histoire
d’un échec dont la responsabilité n’incombe pas, tant s’en faut, qu’à
celles et ceux qui l’ont partagé et subi souvent amèrement.
Dans la nébuleuse des associations et personnes issues des quartiers
populaires qui ont tenté de s’organiser pour porter une parole
commune de protestation et mobilisation, Karim Taharount focalise
plus spécifiquement sur une fraction d’entre elles nommée
« mouvance autonome des jeunes immigrés ». Les mots, ici, font
particulièrement sens même si l’auteur prend la précaution de nous
rappeler toutefois leur subjectivité. Parler de « jeunes immigrés »,
c’est prendre en compte la perspective de l’ensemble des jeunes
concerné.e.s. Et ils.elles n’étaient pas seulement des maghrébin.e.s,
beurs ou beurettes. Même s’ils.elles y étaient majoritaires, on trouve
aussi des « Portugais », des « Subsahariens », des « Asiatiques », des
« Français originaires de métropole ou d’Outre-mer ». Tout cela pour
rappeler que cette mouvance autonome se construit bien, dans un
premier temps, avec une volonté forte de s’organiser sur une base
sociale « communautaire » (non culturelle) et surtout
« générationnelle ». Assigné.e.s à leur état de « jeunes », en raison de
leur destin commun de précarité plus que de leur âge, ils.elles
revendiquent, dans une croyance originale, de constituer une force
nationale et d’obtenir une égalité de droit et de traitement.
Ils.elles n’y parviendront pas. La mouvance ne se structurera pas
vraiment, restera virtuelle, stagnera de désillusions en désillusions,
s’épuisera et ne s’imposera pas à l’échelle nationale. La question ici
posée est de saisir perceptiblement le « pourquoi ? ». La lecture de
cette chronique historique permet incontestablement d’y répondre, ou
du moins de mieux comprendre. Basée sur un corpus de recherche
impressionnant, l’investigation empirique n’en rend que plus solide et
sérieuse la démonstration : consultation des statuts associatifs et de
3 000 articles d’archives, visionnage de près de 700 émissions
télévisées, étude de 4 000 documents imprimés, audiovisuels et
électroniques, sans oublier aussi 80 entretiens qualitatifs (200 heures).
Préfacé par Thomas Kirszbaum, l’ouvrage se décompose surtout en
deux parties comprenant trois chapitres chacune. La première partie,
intitulée « Développement de la mouvance autonome des jeunes
immigrés » expose minutieusement les conditions de mise en oeuvre
de trois formes de rapprochement qui vont se succéder de
novembre 1982 à décembre 1983. On saisit parfaitement ce qui
constituera, au sein de la mouvance, la teneur des débats et des
positionnements, parfois contradictoires et polémiques, dans une
dynamique, presque insolente, de se rapprocher toutefois sur l’enjeu
fort qu’est l’amélioration des conditions de vie à la faveur des luttes :
d’abord, pour l’accès aux logements et services publics ; puis contre
les crimes racistes et sécuritaires ; et enfin vers la constitution de la
Marche pour l’égalité autonomisée de toutes autres organisations
partisanes, syndicales, associatives et institutionnelles (État,
collectivités territoriales mais aussi les institutions impliquées dans la
gestion des quartiers et des migrations). On perçoit également la
difficulté in fine à dresser un bilan exhaustif des actions menées par la
mouvance et d’évaluer leur impact direct ou indirect sur les
changements de lois ou/et pratiques institutionnelles. D’autant que la
perception des avancées ou reculades reste largement dépendante des
attentes respectives des uns et des unes, attentes qui ne sont pas
forcément convergentes. Reste également que l’objectif du consensus
dans la prise de décision ne favorisera pas les modalités stratégiques
de coordination et de mobilisation.
Après l’exposition stimulante des éléments de cristallisation de ces
tentatives d’organisation politique de l’immigration et des quartiers
populaires, la seconde partie, intitulée « Mouvance autonome des
jeunes immigrés : de l’espoir à la désillusion » annonce clairement le
constat d’une défaite s’étendant de décembre 1983 à septembre 1988.
En passant pourtant par une volonté « d’élargissement et de tentative
de structuration », c’est à « l’échec » et au « reflux » (repli,
récupération, dispersion, etc.) qu’aboutira l’histoire de la mouvance
malgré quelques soubresauts et surtout à cause de nombreux clivages
et diverses difficultés externes tout autant qu’internes. En résumé, la
mouvance n’est pas parvenue :
– à faire le choix clair d’une organisation politique spécifique capable
de l’unifier ;
– à dépasser le stade du « réseau informel et nébuleux » ;
– à définir la nature des populations dont elle envisageait pourtant de
défendre les intérêts ;
– à s’organiser bureaucratiquement (critères des adhésions, comptage
des forces, système de
Mais peut-être est-ce surtout parce que comme précédemment dit,
nous sommes ici dans une histoire portée à hauteur d’hommes et de
femmes confronté.e.s à un espace public peu enclin à leur faire une
place à l’aune de leur propre autonomie de parcours.
D’ailleurs, Karim Taharount propose, pour celles et ceux qui
n’auraient que le temps d’aller à « l’essentiel », de ne lire que
l’introduction et la longue conclusion qui, selon lui, se suffisent à la
compréhension de l’ensemble. Pour ma part, je dis que ce serait
vraiment dommage. Car cela reviendrait me semble-t-il,
paradoxalement et encore, à effacer indirectement le « sujet parlant ».
Et c’est aussi ce qu’il y a de très heuristique et puissant dans cet
ouvrage. Du prologue (riche en éléments de contexte) et des deux
parties intermédiaires, nous touchons intrinsèquement le vif du sujet.
Au-delà d’une mouvance collective, ce sont des parcours de vie
individuelles qui nous sont livrés. On y rencontre Norredine Iznasni,
Mogniss et Samir H. Adallah, Abdennbi Guemiah (qui mourra d’une
blessure par balle tirée par un habitant d’un pavillon jouxtant la cité
Gutenberg), Samira (dont on ne connaît pas le nom), Tarik Kawtari,
Farid Taalba, Salika Amara, Maria do Cétu Cunha, Candida
Rodrigues, et tant d’autres que je ne peux citer, je m’en excuse,
puisqu’ils.elles sont relativement nombreux.ses. Souvent
accompagnée d’un portrait photographique et/ou d’extraits
d’entretien, l’évocation de leur parcours est un apport essentiel à la
compréhension de cette histoire des tentatives inachevées
d’organisation politique.
Djaouida Sehili
Sociologue (IETL – université Lyon2 – centre Max Weber)